Etre pauvre et sans-papiers : un terreau favorable aux abus les plus graves

Les personnes sans-papiers en Suisse sont davantage exposées aux risques d’abus, d’exploitation ou même de traite des êtres humains. La détection de ces situations est complexe.

Parmi les travailleur·euse·s qui ont quitté leur pays d’origine, nombre d’entre elleux se trouvent seul·e·s en Suisse, ne maîtrisant pas la langue, dans une situation sociale et économique
précaire. Sans titre de séjour et sans droit de travailler ou d’accéder à des aides matérielles, parfois analphabètes et souvent isolées, ces personnes ne connaissent pas les règles du droit du travail en Suisse (1). Ces facteurs cumulés les rendent particulièrement vulnérables et font d’elleux des proies toutes désignées aux exploitations diverses, allant de simples violations du droit du travail et de la loi sur les étrangers et l’intégration aux abus les plus graves comme l’usure (2) ou la traite des êtres humains (art. 182 CP).

Le Service d’assistance aux victimes de traite des êtres humains du CSP Genève soutient depuis près de dix ans des personnes étrangères exploitées dans leur force de travail. A Genève, on associe souvent la traite au personnel diplomatique ou au travail du sexe. Or, la réalité de notre service est bien plus hétéroclite. Nous identifions et assistons autant des femmes exploitées dans l’économie domestique que des hommes venus travailler sur des chantiers, forcé·e·s à mendier ou employé·e·s dans le domaine de la restauration. Des moyens de pression, tels que le remboursement d’une dette contractée pour financer leur voyage ou la menace d’être dénoncé·e·s en tant que clandestin·e·s, sont souvent exercés. Les employé·e·s ne comptent pas leurs heures, sont à l’entière disposition de l’employeur·euse qui paie au compte-gouttes des sommes ridicules, ne permettant pas de survivre en Suisse. En quittant leur emploi, iels risquent aussi de perdre leur lieu de vie, si indigne soit-il. Surtout, ces personnes ne sont pas conscientes qu’elles sont victimes et ne savent pas où trouver de l’aide.

Certaines de ces personnes ont un contrat de travail. Mais quels sont en réalité leurs droits et leurs options ? Selon notre expertise, on parle de traite lorsque l’employeur·euse –
conscient·e de sa position dominante – recrute une personne présentant une vulnérabilité particulière en lui imposant des conditions de travail illégales et usurières. Les travailleur·
euse·s migrant·e·s, totalement dépendant·e·s, n’ont d’autre choix que d’accepter ces conditions, puis de s’y soumettre pour garder leur emploi et leur seule source de rémunération
(même maigre et/ou aléatoire) (3).

Qu’est-ce que la traite des êtres humains à des fins d’exploitation du travail ?

En Suisse, il y a exploitation en cas de travail forcé, d’esclavage ou de travail effectué dans des conditions analogues à l’esclavage au sens de l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 4 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains. Ces dernières années, nous constatons de plus en plus d’affaires et de condamnations pénales pour des situations d’exploitation de la force de travail. En droit pénal suisse, l’exploitation du travail est poursuivie par l’infraction d’usure ou de traite des êtres humains.

Ces dernières années, nous constatons de plus en plus d’affaires et de condamnations pénales pour des situations d’exploitation de la force de travail.

Dans un jugement pénal pionnier rendu en 2020 en matière d’exploitation du travail, le Tribunal correctionnel a sévèrement condamné un auteur à six ans de prison pour traite des êtres humains et a prononcé son expulsion de Suisse. La force de ce jugement réside dans son analyse de la situation en se référant à la définition de la traite des êtres humains retenue par le droit international.

Dans le présent cas, le Tribunal a considéré que l’auteur avait engagé des ouvriers de l’Europe de l’Est pour oeuvrer sur ses chantiers en les trompant tout au long du processus de recrutement (promesse de salaire et logement convenable non respectés). Pour la première fois, l’abus de leur position de vulnérabilité a été reconnu comme un moyen, car les victimes se sont retrouvées rapidement démunies, dépendant économiquement de leur employeur au point de ne plus pouvoir quitter la Suisse par leurs propres moyens. « C’est dans un but d’exploitation que le prévenu a trompé et abusé de la vulnérabilité des parties plaignantes, pour pouvoir jouir d’une main d’œuvre servile, lucrative, à moindre coût. » Le Tribunal a aussi retenu que, « faute de choix réel et acceptable », l’on ne saurait retenir que les employés auraient pu quitter leur emploi (4).

Les travailleur·euse·s sans-papiers ne sont pas pour autanttous·tes exploité·e·s. De simples violations des dispositions sur le droit du travail ne suffisent pas à considérer un cas d’exploitation (5). Repérer ou qualifier ces situations demeure complexe, raison pour laquelle elles sont si peu identifiées. La détection est multifactorielle et nécessite des compétences spécifiques. En cas de doute, les services spécialisés membres de la Plateforme Traite sont des interlocuteurs de référence pour identifier les victimes et leur offrir une protection, indépendamment d’une plainte pénale contre l’auteur·e et du lieu de l’infraction.

Quelle protection ?

La Suisse s’engage depuis de nombreuses années à lutter contre la traite des êtres humains. Cette lutte passe notamment par la protection des victimes, laquelle inclut des conseils spécialisés, un hébergement sûr, une aide matérielle et l’accès à des soins, organisés en général par les centres LAVI. En cas de soupçon de traite, les potentielles victimes peuvent aussi bénéficier d’une période de tolérance sur le territoire suisse allant de 30 à 90 jours dans des cantons comme Genève ou Vaud. Durant cette période, la personne a accès à des conseils spécialisés en matière de séjour, de droit du travail et de droit pénal en vue de déposer une plainte, ainsi qu’à un dépannage financier et un hébergement spécialisé si besoin et si le canton en dispose d’un.

Les autorisations de séjour sont délivrées sous certaines conditions aux victimes de traite, que l’exploitation se soit déroulée en Suisse, dans le pays d’origine ou durant le trajet migratoire (6). Des dispositions spécifiques réglant le séjour des victimes étrangères figurent dans la loi sur les étrangers et l’intégration. Par exemple, lorsque la victime a déposé plainte, elle bénéficie d’un permis de courte durée qui lui permet de travailler. Elle peut aussi demander une autorisation de séjour « humanitaire » mais celle-ci requiert des exigences élevées de preuve de son statut de victime et dépendra beaucoup de sa situation personnelle ou encore du lieu d’exploitation. Enfin, son application varie d’un canton à un autre.

Etre informées de leurs droits permet aux personnes étrangères de s’opposer aux abus et de trouver de l’aide, dénoncer les abus, voire de demander un permis de séjour. Les protections proposées visent à apporter une aide concrète aux victimes afin qu’elles puissent vivre dignement, en sécurité, se défendre face aux auteur·e·s et contribuer ainsi à lutter globalement contre ce phénomène.


Notes
1. Leila Boussemacer, « L’exploitation de la force de travail, une forme de traite des êtres humains », Plaidoyer 5/20, 21.10.20.
2. Art. 157 al.1 CP : « Quiconque exploite la gêne, la dépendance, l’inexpérience ou la faiblesse de la capacité de jugement d’une personne en se faisant accorder ou promettre par elle, pour lui-même ou pour un tiers, en échange d’une prestation, des avantages pécuniaires en disproportion évidente avec celle-ci sur le plan économique, quiconque acquiert une créance usuraire et l’aliène ou la fait valoir, est puni d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire. »
3. Leila Boussemacer, « L’exploitation de la force de travail, une forme de traite des êtres humains », Plaidoyer 5/20, 21.10.20.
4. Jugement du Tribunal correctionnel du 9 avril 2020 JTCO /43/2020- P/13634/2017, pp. 46 et ss.
5. ATF 1B_450/2017, c. 4.3.1 in Leila Boussemacer, « L’exploitation de la force de travail, une forme de traite des êtres humains », Plaidoyer 5/20, 21.10.20.
6. Leila Boussemacer, « Un titre de séjour pour les victimes de traite des êtres humains », Asyl 2/2023 | S. 29–30.